Celle qui buvait de la soude pour oublier.

mardi 19 juin 2012

Stage de chirurgie digestive, cinquième année.
Une chambre d'hébergement, perchée en ORL.


Je la dévisage en silence, attendant une quelconque réponse.
Celle-ci ne viendra pas.
Ses yeux flous s'obstinent à m'ignorer et fixent vaguement la fenêtre. On ne voit rien d'autre par la vitre que le ciel d'été. Du haut de ses quatre-vingt cinq ans et son suivi médical aléatoire, je ne suis pas persuadée qu'elle le voit, ce ciel. 

Je m'accroche à mon dossier.
D'après les infirmières, la première chose qu'elle a dit à la psychiatre a été "J'ai raté, mais je recommencerai.".

Je la préviens que je vais l'ausculter et examiner sa cicatrice. Elle serre les lèvres et sa blouse avec une force que l'on ne retrouve que chez les personnes âgées qui se défendent contre les souris blanches.
Je délivre automatiquement un flot ininterrompu de paroles visant à établir un pacte de non agression précaire. Ce faisant, je me repasse son dossier en mémoire.

Quatre-vint cinq ans, isolement social, violences conjugales ayant duré plus d'un demi-siècle, huitième tentative de suicide récupérée à l'hôpital.
La phlébotomie et la défenestration n'ont pas atteint leur but, pas plus que l'absorption de caustiques. A la différence de certains récidivistes, ce n'est pas qu'elle n'y a pas mis du sien.
Cette fois-ci, elle a avalé deux bols entiers de Destop(R).
Comme disent nos professeurs psychiatres : "Lorsqu'une personne âgée essaie de se suicider, c'est le plus souvent une réussite".
Elle vient en effet d'approcher l'auto-dissolution au plus près.

Elle accepte à contre-coeur de me montrer son abdomen espérant, à raison, que je déguerpisse ainsi plus vite.
La cicatrice est plus petite que je l'imaginais. Il y a là un drain assez propre et une sonde gastrique de nutrition entérale. Je la suis du doigt.
Effectivement, comparé aux autres cas que j'ai pu étudier dans la littérature avant de venir lui rendre visite, elle s'en "tire bien". J'entends par là que la soude n'a pas eu le temps de grignoter son estomac de l'intérieur en plus de son oesophage qui, lui, a été retiré.
Les pompiers, appelés par la famille sont arrivés exceptionnellement vite, ce qui est capital dans les brûlures par bases anioniques fortes.
Elle n'avalera plus sa salive, une petite poche dans son cou est là pour recueillir le liquide transparent.

Je ne peux m'empêcher de penser au scénario suivant qu'elle est peut-être déjà en train d'échafauder.

Je m'écarte et la laisse se reboutonner, coupant là le contact qui lui était à l'évidence douloureux.
Je m'en retourne à l'entrée de la chambre et tente un dernier regard. Recroquevillée dans son grand fauteuil, elle fixe toujours la fenêtre.
"Et celui qui appelle toujours les secours en temps et en heure, il ne peut rien faire à propos de celui qui passe ses nerfs sur elle?" Crachera mon sénior.

L'impuissance occasionnelle de notre système et le grotesque morbide dégagé par cette histoire me glacent toujours le sang.

0 commentaires:

Enregistrer un commentaire