Celui qui avalait des montres.

mardi 26 juin 2012

Stage de Chirurgie Digestive, 4ème année.
Bureau des internes.

"- Alors ?"
"- Facile, c'est une montre !"

"- Gagné !"
"- Quelle était son excuse ?"
"- Oh, il n'essaie pas vraiment de théoriser. Ce n'est pas la première fois qu'on nous l'envoie, celui-là. Il vient de Sainte-Gargouille* (*Hôpital Psychiatrique de secteur)."
"- Ah oui, d'accord."
"- Eh oui. On attend qu'elle passe le défilé du pylore puis la passe du caecum, et il sera libre de retourner avaler ce que bon lui semble."

Ce moment étrange où vous vous rendez compte que c'est l'objet présent dans le tube digestif qui  compte d'avantage que le patient lui-même ou la raison qui le pousse à gober tel ou tel corps étranger.

Cette prise de conscience terrible que l'énonciation "Il vient de Sainte-Gargouille" sert de justification indiscutable à strictement tout et n'importe quoi.

Celle qui buvait de la soude pour oublier.

mardi 19 juin 2012

Stage de chirurgie digestive, cinquième année.
Une chambre d'hébergement, perchée en ORL.


Je la dévisage en silence, attendant une quelconque réponse.
Celle-ci ne viendra pas.
Ses yeux flous s'obstinent à m'ignorer et fixent vaguement la fenêtre. On ne voit rien d'autre par la vitre que le ciel d'été. Du haut de ses quatre-vingt cinq ans et son suivi médical aléatoire, je ne suis pas persuadée qu'elle le voit, ce ciel. 

Je m'accroche à mon dossier.
D'après les infirmières, la première chose qu'elle a dit à la psychiatre a été "J'ai raté, mais je recommencerai.".

Je la préviens que je vais l'ausculter et examiner sa cicatrice. Elle serre les lèvres et sa blouse avec une force que l'on ne retrouve que chez les personnes âgées qui se défendent contre les souris blanches.
Je délivre automatiquement un flot ininterrompu de paroles visant à établir un pacte de non agression précaire. Ce faisant, je me repasse son dossier en mémoire.

Quatre-vint cinq ans, isolement social, violences conjugales ayant duré plus d'un demi-siècle, huitième tentative de suicide récupérée à l'hôpital.
La phlébotomie et la défenestration n'ont pas atteint leur but, pas plus que l'absorption de caustiques. A la différence de certains récidivistes, ce n'est pas qu'elle n'y a pas mis du sien.
Cette fois-ci, elle a avalé deux bols entiers de Destop(R).
Comme disent nos professeurs psychiatres : "Lorsqu'une personne âgée essaie de se suicider, c'est le plus souvent une réussite".
Elle vient en effet d'approcher l'auto-dissolution au plus près.

Elle accepte à contre-coeur de me montrer son abdomen espérant, à raison, que je déguerpisse ainsi plus vite.
La cicatrice est plus petite que je l'imaginais. Il y a là un drain assez propre et une sonde gastrique de nutrition entérale. Je la suis du doigt.
Effectivement, comparé aux autres cas que j'ai pu étudier dans la littérature avant de venir lui rendre visite, elle s'en "tire bien". J'entends par là que la soude n'a pas eu le temps de grignoter son estomac de l'intérieur en plus de son oesophage qui, lui, a été retiré.
Les pompiers, appelés par la famille sont arrivés exceptionnellement vite, ce qui est capital dans les brûlures par bases anioniques fortes.
Elle n'avalera plus sa salive, une petite poche dans son cou est là pour recueillir le liquide transparent.

Je ne peux m'empêcher de penser au scénario suivant qu'elle est peut-être déjà en train d'échafauder.

Je m'écarte et la laisse se reboutonner, coupant là le contact qui lui était à l'évidence douloureux.
Je m'en retourne à l'entrée de la chambre et tente un dernier regard. Recroquevillée dans son grand fauteuil, elle fixe toujours la fenêtre.
"Et celui qui appelle toujours les secours en temps et en heure, il ne peut rien faire à propos de celui qui passe ses nerfs sur elle?" Crachera mon sénior.

L'impuissance occasionnelle de notre système et le grotesque morbide dégagé par cette histoire me glacent toujours le sang.

Celui qui avait fêté ses noces de cuivre avec le rein d'un autre.

dimanche 3 juin 2012

Hôpital de jour de Néphrologie. Sixième année.
J'attrape le dossier suivant sur la pile des "Grands Bilans" et l'ouvre.


J'aime concevoir les médecins transplanteurs comme une forme d'Agence Matrimonale Nationale. "Multirégionale de l'entente HLA parfaite, pour trouver votre greffon d'amour, rien ne nous arrête ! ".

Parce qu’il faut le reconnaitre, la greffe d'organes est un processus complexe qui requiert une sacrée dose de concessions.

Le receveur, dans le besoin par définition,  accepte le greffon en faisant quelques sacrifices.
Il doit apprendre à repenser le "soi" et ainsi toute sa notion de l'autonomie. Ce qui ne doit pas être une mince affaire d'un point de vue psychologique. Il doit également faire "table rase de son passé" en rendant son système immunitaire presque muet via des traitements aux doses parfois pachydermiques.
Et pourtant, même s'ils sont parfois bougons, j'ai rarement vu les receveurs fermer totalement leur porte à cette union organisée. De cet arrangement dépend leur avenir tout entier. Techniquement, ce sont même eux qui frappent à la porte de l'Agence.
Notre receveur se languit donc (et généralement un bon moment) avant qu'enfin, la Compagnie trouve chaussure à son pied et lui propose une rencontre.

De son côté, le petit greffon, lui, n'a pas du tout la même histoire.
Rarement donné volontairement, il est bien souvent subitement arraché à son univers primitif  alors que les choses commencent à sérieusement tourner vinaigre. Toutes artères dehors, il est séparé de son organisme de naissance et est uni à un nouveau corps. Marié contre son gré à une grande machinerie plus ou moins fonctionnelle qui le dépasse mais dont il doit être un atout indispensable.
Les attentes envers lui sont donc écrasantes.

Une fois que Roméo et Juliette se sont enfin rencontrés, les transplanteurs les chouchoutent.
Ils font tout ce qu'ils peuvent pour mettre la meilleure musique d'ambiance au monde (environnement immunitaire pacifique), s'assurent que les deux se sentent à l'aise (à un niveau clinique et paraclinique) puis se cachent dans un coin (entendez derrière l'ordinateur du bureau) et font ce que toute bonne Agence Matrimoniale ferait : attendent.

Parfois, aucun des deux protagonistes ne peut se piffrer.
Soit l'un attaque l'autre par coup bas en évoquant une vielle histoire d'amour ratée : une autre transplantation qui s'était tellement mal passée que le receveur dispose depuis de l'anticorps ultime pour détruire toute relation naissante qui ressemblerait un tant soi peu à l'ancienne. Soit l'autre panique parce qu'il s'est rendu compte qu'il n'était pas chez lui et se met à cracher du feu dans tous les sens, terrifié.

Parfois, cela se passe relativement bien.
Les deux s'entendent. Ils cohabitent en faisant plus ou moins de concessions et vont tous les ans consulter à l'Agence pour leur "Grand Bilan". Ils font alors le point tous ensemble. Ce genre de relation dure en général une décennie. Dix ou quinze ans de bons et loyaux services, puis les deux se lassent, et l'histoire s'arrête là.

Et puis parfois, assez rarement mais suffisamment souvent pour que ce genre de couple improbable croise le chemin d'une étudiante bavarde, c'est le coup de foudre.
Le receveur finit par avoir vécu d'avantage avec son greffon promis qu'avec ses propres organes et le greffon se sent tellement à l'aise qu'il s'est fondu dans la masse.

Le monsieur souriant et le rein zen que j'ai côtoyés ce jour là étaient de ces tourtereaux d'infortune.
Lorsque j'ai ouvert le dossier ce matin là, je suis tombée sur la colonne pré-remplie indiquant : "Grand Bilan des trente-deux ans".

J'ai relevé les yeux vers le médecin transplanteur toujours caché derrière son ordinateur, le doigt sur la prescription de musique d'ambiance, et ai levé un pouce. Chapeau.